Avec « Ici », on est loin des standards de la bande-dessinée. Pas de héros, pas de narrateur pour raconter l’histoire, pas de grille pour découper la page et lui donner du rythme… Et une histoire qui est née en 2 temps: d’abord en 1989 avec 6 planches N&B publiées dans le magazine Raw puis en 2015 avec plus de 300 pages en couleur reliées dans un album.
Un projet à part dans le paysage de la BD
Le projet de départ remonte à la fin des années 80 : il consistait à publier 6 planches dans le magazine Raw, planches qui mettaient en scène la vie qui a succédé au fil du temps dans un même lieu. On passait des années 50 à la Préhistoire en passant par l’époque des Indiens d’Amérique jusqu’aux alentours de 2030. L’idée plutôt conceptuelle a mûri dans la tête de son auteur et le temps a fait son oeuvre.
Avec la version de 2015, McGuire a poussé le concept jusqu’au bout, et même si l’idée de départ reste globalement la même, les moyens que l’auteur s’est donné sont plus radicaux et rendent l’ensemble beaucoup plus réussi. La construction narrative a évolué : les cases de 1989 ont disparu au profit de la page comme limitation naturelle de l’image, les angles de vues au sein des cases sont renforcés par la vue unique de la pièce, très marquée par la perspective Albertienne, et la pliure du livre de 2015 se confond avec l’angle de la pièce elle-même.
L’espace est unique, cet endroit a successivement été nature (lac, forêt, prairie…) puis civilisation (chambre, salon, jardin…) Quant au temps, McGuire utilise les cases une par une qu’il superpose au plan de la page. Ainsi, il les positionne dans l’espace « au bon endroit », c’est-à-dire celui qui correspond à l’époque à laquelle les cases font référence. C’est ainsi que l’on voit apparaître, au sein d’une même double page, des espaces-temps superposés qui ne s’entrechoquent pas et qui se répondent de page en page, pour former un récit. Sur une même double page on retrouve par exemple un bison allongé dans la prairie 10 000 ans avant JC, une petite fille allongée à côté de lui sur un tapis en 1970, le tout dans une pièce datée de 1915. Pour favoriser l’association des dates avec les dessins, McGuire a utilisé la couleur qui vient remplacer le dessin au trait de la 1ère version. Ainsi, les événements des mêmes années on les mêmes dominantes chromatiques, ce qui rend la lecture de la double page plus facile et permet d’associer, page après page, les histoires qui sont liées.
McGuire joue avec le temps, il crée plusieurs histoires en parallèle et que l’on découvre page après page, les cases se répondant les unes aux autres une fois que l’on tourne les pages. Ces couches superposées, fruit d’un « anachronisme volontaire », racontent une histoire, celle du temps qui passe inlassablement, qui nous fait évoluer, grandir, vieillir, mourir, et celle du temps qui transforme aussi l’espace dans lequel nous vivons. Avec un peu de méthode et de patience, on peut suivre l’évolution des personnes, clans, familles… et l’on aurait ainsi plus d’une centaine d’histoires et d’époques différentes à suivre !
Qui dit début, dit fin, mais cette histoire vertigineuse ne pouvait pas se terminer d’une façon classique. Ainsi, dans les premières pages, une jeune femme vient dans la pièce pour chercher quelque chose et ce n’est qu’à la fin que l’auteur lui fait retrouver ce qu’elle était venue chercher : un livre posé sur la table basse juste derrière elle. Et ce livre, c’est très certainement celui que l’on tient entre nos mains…
En parlant du tableau dans son traité « De Pictura » en 1435, Leon Battista Alberti le présentait comme une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire ». Ici constitue aussi en quelque sorte une « fenêtre ouverte sur le monde » (regardez le dessins de la couverture…) qui nous permet d’appréhender l’espace et le temps grâce à l’image et au mode narratif qu’il a crée. Ici a une place particulière dans le petit monde de la bande-dessinée contemporaine, et l’album a d’ailleurs été récompensé à Angoulême en recevant le Fauve d’or (meilleur album) en 2016.
Informations pratiques
- Ici
- Richard McGuire
- one shot
- Gallimard
- 2015
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