Un peu avant le passage à l’an 2000, Yslaire s’était lancé un défi: dessiner le siècle qui se terminait avec tout ce qu’il avait de monstrueux et de merveilleux. C’est ainsi que naissaient les « Mémoires du XXe ciel » en 1997. Initié sur internet, le projet s’est finalement transformé en bande dessinée et a été réédité en intégrale chez Casterman en 2013 sous le titre « Le siècle d’Eva ».
#portraitDuSiècle
Tout au long du XXème siècle se sont succédées des tragédies d’ampleur internationale : guerres mondiales, génocides, dépression… Et paradoxalement, ce fut aussi le siècle des grandes (r)évolutions pour l’Homme : mouvements et idéaux pacifistes, renouveau artistique et culturel, évolutions sociales et politiques, avancées scientifiques et médicales…
L’Homme a été capable du meilleur comme du pire. Mais quel bilan peut-on dresser de tous ces événements ? Quel regard porter sur ce siècle ? Profondément obsédé par ce rapport au temps et à la mémoire, Yslaire décide de le mettre en image et de dessiner l’Histoire.
En faisant ainsi, il va aussi raconter une histoire, celle d’Eva STERN, une psychanalyste de 98 ans qui, un beau jour de mars 1998, reçoit un puis plusieurs emails d’un certain @nonymous. Ces emails ne comportent aucune explication mais contiennent des photos qui mélangent des faits historiques avec l’histoire personnelle de la vieille dame. Toutes les photos, même celles qui concernent Auschwitz ou les premiers pas sur la Lune, évoquent Frank STERN, son frère photographe pourtant officiellement décédé en 1917 pendant la bataille d’Isonzo. Lucienne Dezee, une jeune étudiante en psycho, entrera alors en contact avec des personnes qui ont connu Eva dans sa jeunesse tout au long du siècle. Elle aidera ainsi Eva dans ces dernières interrogations pour tenter de savoir qui est cet @nonymous et pourquoi il agit ainsi.
« L’histoire d’Eva repose sur ces allers-retours entre fantasme et réalité, de la même façon que notre regard sur l’histoire du XXème siècle est pris entre une série de faits effectivement survenus et ce que la propagande politique en a répandu officiellement et qui va alimenter nos fantasmes. »
(source : Le Littéraire)
A travers cette correspondance étrange, Yslaire pose un regard sur le siècle qui s’écoule, il dresse « un portrait subjectif d’ailleurs et très fragmentaire comme un peintre qui fait un portrait, qui fait un instantané… » (source : Scenario)
#fenêtreSurLeMonde
Mais ce portrait n’est pas unique et linéaire. C’est un portrait qui est multiple, mixte, protéiforme et parfois contradictoire car il va piocher dans les souvenirs d’Eva et dans les événements historiques et parce qu’il il va se nourrir des autres réalités, celles des personnages qui ont croisé Eva et Frank dans leur jeunesse. Et le fait qu’Yslaire nous raconte tout cela via les fenêtres qui s’affichent sur l’ordinateur d’Eva n’est pas anodin : elles représentent des ouvertures sur le monde comme l’ont été la peinture ou la photographie en leur temps. Il en résulte un mode de construction narratif et une mise en scène hybrides qui s’inspirent de la logique d’hyperlien pour faire des associations d’images entre elles et créer des relations, conscientes ou pas, entre certains éléments. On navigue ainsi d’un souvenir réel ou fictionnel à un autre, on passe de la révolution russe en octobre 1917 à la rencontre de Jack Kerouac dans le désert du Kansas en 1952, de Woodstock en 1969 aux camps de la mort en 1944.
En écho aux associations d’images et aux paradoxes de ce siècle, Yslaire joue avec les tensions qui régissent les éléments entre eux. Des tensions entre l’histoire (personnelle d’Eva et Frank) et l’Histoire (les grands événements), entre la mémoire individuelle (celle d’Eva malgré Alzheimer) et la mémoire collective (« l’image » que l’on s’en fait, fantasmée ou pas, affectée ou non par les médias ou la propagande). C’est notamment la coexistence de ces éléments (que Yslaire traduit graphiquement via la superposition de photos et de fenêtres…) qui donne toute son épaisseur au récit.
#photographie #psychanalyse
L’homme a eu une autre vision du monde avec l’arrivée de la photographie qui lui a permis de capter la réalité à un instant donné et de la fixer pour l’éternité. La psychanalyse quant à elle, a permis de comprendre qu’il y a une partie de nous-mêmes dont nous n’avons pas « conscience » et que notre inconscient nous révèle beaucoup plus de choses sur nous qu’on ne le pense. Ces deux « inventions » constituent les 2 fondements autour desquels Yslaire construit son histoire. A ce titre, elles sont même incarnées par les deux personnages principaux : Eva (qui est psychanalyste) et son frère Frank (qui est photographe)
Et tout comme Frank et Eva sont frère et sœur, photographie et psychanalyse ont certaines choses en commun : les logiques de « révélateur », d’ « image latente », de « transfert », le détail que l’on peut « développer » pour lui donner une autre signification… Ressemblance et différence, singularité et complémentarité. A travers eux, Yslaire nous parle de la construction mentale, consciente ou inconsciente, réelle ou fictionnelle que l’on se fait du monde via notre mémoire, individuelle et collective. L’expression « il faut le voir pour le croire » a trouvé son âme sœur : « il faut le croire pour le voir ».
#avant-garde
XXeciel.com constitue une œuvre un peu en marge des standards de la BD et cela tient à plusieurs raisons :
- c’est une « histoire concept » qui a existé en 2 versions :
- d’abord en version numérique avec l’utilisation d’internet dès 1997. Sur le site XXeciel.com, on avait ainsi accès à l’ordinateur d’Eva sur lequel on trouvait des photos et/ou des dessins mis à jour tous les 31 du mois. On avait également accès à son journal intime dans lequel on trouvait les notes des discussions entre Yslaire et Laurence Erlich (psychanalyste)
- il a ensuite été adapté en bande-dessiné avec un premier tome dont l’écriture et la maquette ont intégralement été refaits suite au changement d’éditeur (de Delcourt aux Humanoïdes Associés) et dont les 2 derniers tomes sont considérés comme deux fins possibles. « Deux albums, c’est la suggestion qu’il n’y a pas Une Vérité, que l’Histoire est d’abord le produit de plusieurs histoires. Qu’il est trop tôt pour en faire une théorie. »
- à cause de la posture inédite tenue par Yslaire : il dessinait d’abord, faisait progresser le scénario par association d’images mentales puis discutait des images obtenues lors de séances avec Laurence Erlich, psychanalyste. La construction d’un méta-discours sur la création artistique et sa publication en parallèle sur le site ne s’était encore jamais vue.
- enfin car il a adopté une démarche narrative exploratoire avec la transposition de certains principes propres à internet (hyperliens, tags, fenêtres d’ordinateur, non-linéarité…) et une utilisation mixte crayon / ordinateur qui permet d’accentuer la tension entre réalité et fiction.
#renaissancePerpétuelle
XXeciel.com est le genre d’histoire que l’on va apprécier au fur et à mesure de ses lectures. Certains détails qui nous ont échappé la 1ère fois vont prendre toute leur importance la 2nde fois. Au final, certains peuvent être perplexes, mais à ceux qui disent que l’histoire de XXeciel.com est complexe, je leur répondrais qu’elle est multiple. A ceux qui la trouvent décousue ; je leur dirais qu’elle est assez ouverte pour susciter de multiples interprétations. Aux autres, j’ajouterais qu’elle est poétique, troublante et désespérée.
En passant ainsi du succès de Sambre aux expérimentations de XXeciel.com, Yslaire a pris un risque : celui de se remettre en mouvement alors qu’il pouvait s’installer dans le succès d’une histoire « classique ». Car XXeciel.com est tout sauf classique, c’est un projet qui s’inscrit parfaitement dans le processus créatif qui anime Yslaire depuis ses débuts : expérimenter et se réinventer sans cesse en trouvant le meilleur format pour raconter une histoire.
XXeciel.com est inclassable et insaisissable, à l’image de son auteur. Et personne ne pourra nier la dose de génie (ou de folie) qu’il faut pour tenir encore cette posture année après année, histoire après histoire.
Informations pratiques
Trois éditeurs ont contribué à la publication de l’intégralité de la série.
- « Introduction au XXe ciel » (Delcourt, 1998)
- Tome 1 : « Mémoires 98 » (Humanoïdes Associés, 2001, précédemment édité chez Delcourt en 1999 sous le titre « Mémoires du XXe Ciel /98 »)
- Tome 2 : « Mémoires 99 » (Humanoïdes Associés, 2002)
- Tome 3a : « Mémoires [19]00 » (Humanoïdes Associés, 2004)
- Tome 3b : « Mémoires [20]00 » (Humanoïdes Associés, 2004)
- Intégrale : « Le siècle d’Eva – Biographies d’un Ange du XXe ciel » (Casterman, 2013)
Egalement :
- le site de l’auteur
- entretien avec Bernard Yslaire sur du9
- entretien avec Yslaire sur Le Littéraire
- Interview Bernard Yslaire sur BD Paradisio