Avec Marc-Antoine Mathieu, on est habitué à des histoires « qui sortent du cadre » classique de la bande dessinée (voir par exemple ma première chronique sur « L’Origine« ). Le fond et la forme sont souvent étroitement liés et cette dernière création ne déroge pas à la règle, bien au contraire.
Un nouveau mode d’écriture
Une question se pose sur nos lèvres dès la couverture : comment s’appelle ce livre ? Car en lieu et place du titre se trouve le dessin d’une flèche qui pointe vers la droite. Premier mystère. Et quand on commence à le « lire », on s’aperçoit qu’il n’y a ni dialogue, ni texte, ni cases. Second mystère. On se demande donc quelle est cette histoire et qui est cet homme qui marche, valise à la main et chapeau vissé sur la tête : que vient-il faire ici ? Et d’ailleurs, où se trouve-t-il ? Et quelle est cette flèche qu’il suit obstinément et qui se transforme tour à tour en serrure, en citadelle, en tapis volant, en totem, en barque… ?
Face à toutes ces questions, Marc-Antoine Mathieu n’apporte volontairement que très peu de réponses. On est loin de ses scénarios habituellement très « mathématiques » où tout s’emboîte parfaitement.
« J’ai travaillé de manière automatique, en écoutant purement et simplement une voix intérieure, dénuée de toute préméditation. Malgré tout, on est toujours guidé par une intention, consciente ou non et les intentions du ventre sont aussi importantes -et souvent plus- que les inventions intellectuelles… » [1]
Ce sont ces « intentions du ventre » qui constituent la force même du récit car il reste ouvert à toutes les interprétations :
« Je considère ce livre comme un réceptacle. C’est du vide fait pour être rempli par des images, des regards portés et ce que l’on peut y projeter. Entre deux séquences, chacun y verra un peu ce qu’il a envie d’y voir. La suggestion est ici le véritable terrain d’aventure, comme dans toute entreprise poétique… » [2]
Le champ des possibles
Pour le lecteur, la suggestion consiste à donner du sens à tout cela. Sauf que S.E.N.S.[3] est un titre polysémique. Sa signification étant plurielle, elle reste ouverte à différentes interprétations :
- le sens en tant que « direction » (symbolisé par cette flèche)
- le sens en tant que « signification » (ce que l’on cherche en tant que lecteur)
- le sens comme « organe de perception » (ici, essentiellement la vue qui sert au personnage pour se diriger)
Là où, normalement, le titre est censé clarifier les choses, ici il vient brouiller les pistes, ce qui rend son rôle totalement absurde. Sens Et Non Sens réunis au sein d’un acronyme : S.E.N.S.
Après tout, « l’absurde n’a de sens que si on l’accepte »[4]
Là où tout commence et tout finit
Au fil des pages, Marc-Antoine Mathieu livre un précieux indice : cet homme dont on ne sait rien, a les cheveux qui blanchissent. Il vieillit et au regard de ce détail, l’histoire pourrait être une métaphore de sa vie. Sa vie commencerait in utero, en sécurité, dans l’espace clos et noir des premières pages. Puis, attiré par une lumière, il franchirait la porte pour aller à l’extérieur, dans cet autre monde, extra utero, à l’environnement totalement inconnu. Là, il suivrait cette flèche qui le guiderait à chaque étape de sa vie, traversant ces différentes épreuves sans jamais revenir en arrière. Et vers la fin du livre (de sa vie), après avoir traversé un cimetière, il s’apercevrait que son ombre, devenue flèche, serait son tombeau. Flash au blanc, la boucle est bouclée, infinie et éternelle.
C’est une piste probable, mais certainement pas la seule. Et c’est en cela que S.E.N.S. est intéressant, car bien qu’il y ait certaines références à des travaux précédents de Mathieu (« La Qu… », « Dieu en personne », « Mémoire morte », « L”ascension », « Le coeur des ombres » etc.), sa construction formelle et son mode narratif sont très différents, ce qui le rend « impalpable » et difficile à cerner, notamment pour celles et ceux qui ne connaissent pas ou peu l’univers de l‘auteur.
Au risque de passer à côté, S.E.N.S. est une histoire qu’il convient de lire plusieurs fois pour en saisir toutes les subtilités et pour pouvoir plonger dans l’abîme vertigineuse de ses interprétations. Une histoire ouverte et poétique qui offre le premier rôle à notre imaginaire.
Informations pratiques
- S.E.N.S
- Marc-Antoine Mathieu
- one shot
- Delcourt
- 2014
Notes et références :
-
[1] Extrait du dossier de presse de la galerie Huberty Breyne.
[2] Extrait du dossier de presse de la galerie Huberty Breyne.
[3] C’est le titre que Marc-Antoine Mathieu a dû donner pour que le livre puis exister et être référencé en librairie.
[4] Citation cryptée écrite au dos du livre que trouve le personnage.