Qui ne connait pas Peter Pan… Si le personnage fait partie de l’imaginaire collectif, l’interprétation très personnelle de Régis Loisel lui confère un éclairage différent. Une fabuleuse histoire, faite d’ombre et de mystère, qu’il a racontée durant 14 ans et 6 tomes publiés chez Vents d’Ouest.
Mise en garde : cet article contient des spoilers, donc un conseil : ne le lisez pas avant d’avoir dévoré les 6 tomes.
Alors que le trésor du pays imaginaire est menacé par des pirates et leur capitaine, la fée Clochette se rend à Londres pour trouver un chef de guerre. Ce soir d’hiver 1887, elle rencontre Peter, un jeune garçon qui n’a jamais connu son père et qui est rejeté par sa mère, prostituée et alcoolique. Seul M. Kundal, un vieillard qui l’a pris sous son aile, est là pour veiller sur lui. Peter accepte de suivre Clochette au pays imaginaire où il se liera d’amitié avec les animaux de l’île, notamment Pan, avec qui il nouera une relation fusionnelle.
Mais pour lutter contre les pirates, Peter devra chercher d’autres enfants. Il les trouvera à Londres à l’orphelinat, à deux pas de Whitechapel où une certaine Mary Ann Nichols sera retrouvée assassinée. Peter fera plusieurs voyages entre le pays imaginaire et Londres, et à chaque fois de nouveaux crimes seront perpétrés à Whitechapel, sur des prostituées, et toujours avec le même mode opératoire.
Lors du dernier voyage de Peter le 9 novembre 1888, la police retrouve une 5ème victime. La presse évoque alors pour la 1ère fois la piste d’un tueur en série, un certain « Jack l’Eventreur »…
Celui qui ne voulait pas grandir
Issu de l’imaginaire de Sir James Matthew Barrie au début du XXème siècle, l’histoire de Peter Pan a été de très nombreuses fois adaptée au théâtre, au cinéma mais également en dessin animé avec la célèbre version de Walt Disney en 1953. Mais alors qu’en est-il de la version de Loisel ? Ni relecture ni adaptation, elle est une œuvre originale et librement inspirée de Barrie, ce qui lui permet d’explorer l’univers de « celui qui ne voulait pas grandir » et de fonder sa version autour de 3 éléments essentiels.
1. La génèse
Contrairement au « Hook » de Spielberg qui racontait un « après » avec un Peter Pan devenu adulte, Loisel a préféré raconter un « avant », ce qui lui permet de lever le voile sur les relations entre les deux personnages principaux.
De Peter à Peter Pan
Quelle est l’histoire de Peter ? D’où vient-il et comment est-il devenu Peter Pan ? Tout commence à Londres. Là, Peter est un jeune enfant abandonné et délaissé. Mais au pays imaginaire, il assoit peu à peu sa position de leader et fait la connaissance des animaux de l’île, dont Pan qu’il appelle « patte de chèvre ». Lors d’un affrontement avec les pirates, Pan sera blessé par balle et malgré les efforts de Peter pour essayer de le sauver, il mourra des suites de sa blessure. Se sentant coupable des mauvais soins qu’il a prodigués à Pan, Peter réalise que si le corps de Pan n’est plus, Peter peut continuer de faire vivre son esprit à travers lui. Pan est mort, vive Peter Pan.
Du Capitaine au Capitaine Crochet
Qui est le capitaine et pourquoi vient-on à l’appeler Capitaine Crochet ? Venu sur l’île à la recherche d’un trésor, il trouvera, grâce à la complicité d’une sirène, un petit coffre rempli de pièces d’or. Mais alors qu’il se bat avec Peter, ce dernier lui tranche la main droite pour se venger de la mort de Pan. Quelques temps après, on retrouve le Capitaine avec un crochet au bout du bras droit. Ce dernier a été forgé grâce à la fonte du trésor. Crochet est prêt à se venger.
Les liens du sang : du Capitaine à Peter
Dans sa jeunesse, M. Kundal avait connu le père de Peter. C’était un marin de bonne famille, épris de liberté et qui ne rêvait que d’une seule chose : partir sur les mers et les océans. Il avait eu une liaison avec une femme et cette dernière, comprenant que ce jeune homme pouvait lui assurer un avenir confortable financièrement parlant, lui avait annoncée qu’elle était enceinte (de Peter). Mais rien n’y fait, le marin allait parcourir les océans, mais avant de partir, il avait rendu à M. Kundal un livre, « L’Odyssée » d’Homère, en lui demandant de le donner à sa « soit-disant progéniture ». Des années plus tard, M. Kundal donne le livre à Peter qui le glisse dans sa sacoche et l’emporte partout avec lui. Lors de l’affrontement qui lui a valu sa main, Crochet vole la sacoche de Peter et trouve le livre. Sa mémoire lui revient peu à peu, ce livre lui appartenait et peu à peu, les souvenirs lui reviennent. Cette femme qui voulait le garder à terre, le jeune Kundal à qui il avait confié le livre et la demande qu’il lui avait faite… C’est alors qu’il réalise que son fils n’est autre que… Peter Pan !
C’est tout simplement une idée géniale. Initiée dans le tome 1, Loisel la dévoile dans le tome 5 et à partir de ce moment-là, on revient en arrière pour recoller les morceaux, on scrute toutes les cases que l’on trouvait insignifiantes et qui, d’un seul coup, prennent tout leur sens.
« La solution est toujours dans le détail. Arrive toujours un moment où on tourne en rond, on est dans une impasse… il y a une solution, planquée quelque part, et c’est là que ça devient intéressant. Le meilleur moyen d’en sortir est de revenir en arrière : je regarde alors tous les petits détails que j’ai pu mettre, même les plus anodins, car il y en aura toujours un que je pourrai récupérer pour débloquer l’histoire. » (source : « Loisel, dans l’ombre de Peter Pan »)
2. La violence
Les personnages évoluent dans un environnement pauvre, violent et sans pitié. Loisel aurait pu transposer son histoire dans le Londres aux maisons Victoriennes et aux magnifiques jardins de Kensington. Mais il leur préfère les bas-fonds de Whitechapel, un quartier rongé par la misère, la prostitution, la violence… et les meurtres. Pour ne pas être le souffre douleur de sa mère, Peter erre dans les rues, livré à lui-même, et raconte des histoires aux enfants de l’orphelinat avant de se faire chasser de chez lui. Loisel a choisi une ambiance plus proche d’un Charles Dickens que de James Matthew Barrie pour camper son histoire.
« J’avais envie de montrer un petit personnage complètement déshérité, avec des problèmes affectifs, vivant dans un monde d’adultes dur, pourri, très noir et lui, il sauve sa pureté par le rêve. » (source : Bulles Dingues n°24/25 « Loisel, une monographie », éditions Mosquito)
Et au pays imaginaire, ce n’est pas mieux. Le capitaine des pirates tue ses propres hommes s’ils se moquent de lui, le gardien (un crocodile qui garde le trésor de l’île) dévore ceux qui passent par-dessus bord, les sirènes vont tenter de noyer Peter dès son arrivée sur l’île, la fée Clochette envoie Picou et Rose se faire dévorer par le gardien, les enfants proposent de tuer Picou car ils ne savent plus quoi en faire… Et puis il y a l’Opikanoba, cette forêt aux brumes maléfiques qui terrasse tous ceux qui osent y pénétrer. Les hommes se retrouveront face à leurs propres peurs et seuls ceux qui neutralisent leurs sentiments arrivent à en sortir vivants. Pour les autres, c’est la mort assurée. Seul Peter fait figure d’exception : dans l’Opikanoba, sa haine de sa mère sera plus forte que sa peur. C’est ce qui le sauvera.
3. Le doute
L’histoire de Peter Pan démarre pendant l’hiver 1887 à Londres. A cette époque, le quartier de Whitechapel est le théâtre de terribles meurtres qui vont défrayer la chronique à Scotland Yard. Le surnommé « Jack l’Eventreur » y fera officiellement 5 victimes, toutes des femmes, toutes des prostituées.
« Pierre [Dubois] étant un féru de littérature populaire, un véritable érudit dans le domaine des fées et autres personnages imaginaires, quand je lui ai parlé de mon envie de raconter la genèse de Peter Pan, il m’a dit sans préambule ‘Pour moi, Peter Pan c’est Jack l’éventreur !’. Je suis resté sous le choc… Il a voulu m’expliquer son raisonnement mais je l’ai immédiatement interrompu. La fusion de ces deux personnages développait en moi un tel bouleversement que je n’ai pas voulu en savoir plus. » (source : « Loisel, dans l’ombre de Peter Pan »)
Cette idée évoquée en 1986, Loisel l’a gardée dans un coin de sa tête pendant des années avant de la reprendre, avec l’autorisation de Pierre Dubois, et de l’inscrire dans sa libre adaptation de Peter Pan.
On pourrait dire alors, que Jack l’Eventreur et Peter Pan ne sont en fait qu’une seule et même personne car les coïncidences sont nombreuses. Tout d’abord, lorsqu’il retourne à Londres, c’est à Whitechapel que traîne régulièrement Peter et il se trouve qu’un nouveau meurtre est commis à chaque fois qu’il s’y trouve. De plus, le meurtrier connait très bien l’anatomie : après avoir assassiné ses victimes, il leur enlève certains organes avec rapidité et précision. De son côté, Peter a appris grâce à M. Kundal à manier le scalpel et à pratiquer certaines opérations (c’est ainsi qu’il a ôté la balle que Crochet avait logée dans le corps de Pan). Lorsque Peter retournera voir sa mère pour la dernière fois à Londres, il la prendra en flagrant délit avec un médecin dénommé Jack. Une dispute éclate et alors que sa mère crie, les deux hommes quittent la maison. Sa mère, elle, a été poignardée. Lequel des deux l’a tuée ? Et que penser du sang sur les avant-bras de Peter lorsqu’il revient sur l’île : vient-il des griffures du chat qu’il a ramené avec lui ou d’une lutte avec une prostituée ? Et puis il y a toujours ce médecin dénommé Jack et qui se trouve à chaque fois, tout comme Peter d’ailleurs, sur les lieux des différents crimes…
Les preuves semblent être accablantes, mais elles sont à chaque fois remises en question, soit par un alibi soit par un détail ou une coïncidence. Tout comme l’identité de Jack l’Eventreur (elle n’a jamais été formellement affirmée), Loisel laisse planer le doute, ce qui permet à chacun d’y aller de sa propre théorie.
« Jack l’Eventreur est un mythe parce que, justement, on n’a jamais su qui se cachait derrière ce meurtrier, et l’idée que ce soit Peter Pan, personnage littéraire, est une théorie formidable qui doit rester une hypothèse de plus. Mais quelle hypothèse ! » (source : « Loisel, dans l’ombre de Peter Pan », Christelle Pissavy-Yvernault, Vents d’Ouest)
Ecrit pendant 14 ans, le « Peter Pan » de Régis Loisel s’est construit au fur et à mesure et a été guidé par la psychologie des personnages. Et s’ils n’ont pas vieilli, ils ont évolué avec le temps, tout comme le style graphique de Loisel. On est loin de l’image lisse et propre de Disney, et toutes ces années de réflexion ont permis à Loisel d’apporter une « épaisseur » essentielle à son « Peter Pan ».
Pour les enfants perdus, l’imaginaire est leur arme, et l’oubli est leur salut : il leur permet de vivre l’instant présent, sans avoir de souvenirs, de passé et de culpabilité. Ainsi, ils ne subissent pas les coups de leur plus grand ennemi, le temps qui passe, qui les tue en les faisant grandir.
A titre personnel, c’est l’histoire de « celui qui ne voulait pas grandir » qui m’a montré qu’il existait une bande-dessinée pour adultes. Merci donc Monsieur Régis Loisel pour cette histoire culte qui n’a pas pris une ride puis tant d’années et qui reste une des histoires fondatrices de ma bibliothèque actuelle.
Informations pratiques
- Peter Pan
- Régis Loisel
- « Londres » (1990), « Opikanoba » (1992), « Tempête » (1994), « Mains rouges (1996), « Crochet » (2001), « Destins » (2004)
- Vents d’Ouest
- de 1990 à 2004
kro1n5
Belle analyse. Merci