Après « La femme du magicien » (1986) et « Bouche du diable » (1990), le duo François Boucq et Jérôme Charyn reprend du service avec « Little Tulip » qui emmène le lecteur à la fois dans les années 70 aux Etats-Unis et au début de la guerre froide en Ukraine.
Une vie brisée à tout jamais
Agé de 7 ans, Pavel apprend à dessiner grâce à son père mais ce dernier décide de faire émigrer toute la famille de Manhattan à Moscou pour travailler avec le réalisateur russe Sergeï Eisenstein. Ce qu’il ne sait pas, c’est que leur destin va basculer à jamais un soir, alors qu’ils seront arrêtés par la police qui les pistait depuis un moment. Condamnés pour espionnage, ils seront envoyés au goulag dans la province de Kolyma, à l’extrême Nord de l’URSS. Dans l’enfer du Goulag, Pavel va perdre toute son innocence et sa candeur. Il va apprendre à survivre et c’est son don pour le dessin qui va le sauver. Il deviendra « Little Tulip », tatoueur officiel du gang de Kiril-la-baleine ce qui lui octroiera quelques privilèges. Il saura la vérité sur la mort de son père et retrouvera sa mère pour la serrer une dernière fois dans ses bras avant de la voir se faire égorger par le Comte, le chef d’un gang adverse. Sa vengeance attendra plusieurs années et se déroulera à New York en 1970 dans le Lower East Side.
Pavel, devenu Paul grâce à un faux passeport obtenu à la mort de Staline, est tatoueur et vit à New York. Il aide la police à faire des portraits robots à l’époque où un serial killer surnommé « Bad Santa » viole et égorge des jeunes femmes dans les ruelles sombres à l’arrière des buildings. Yoko, une femme avec laquelle il a une relation, sera l’une de ses victimes. C’est alors que sa fille Azami, sans le savoir, va aider Paul dans sa quête de vengeance.
Des convois vers la mort
Les 5/6 pages qui racontent cette déportation font froid dans le dos tellement on ressent l’horreur et la mort qui approche.
D’abord le voyage en train pendant deux mois, avec les maladies, la malnutrition, les fuyards exécutés sans sommation et les morts laissés sur le bas côté de la route. Puis à Varino, l’embarquement à bord d’un navire de centaines de déportés dans un énorme filet de pêche, comme des bêtes que l’on emmène à l’abattoir. Et dans la cale, les viols par les urkas de dizaines de femmes. Ces scènes auxquelles le jeune Pavel assiste malgré lui vont le marquer à vie. Quand il voit les dessins incrustés dans la chair des criminels qui violent les femmes, le tatouage commence à prendre une place macabre dans l’histoire (« le plus fascinant était la danse des dessins animés par les convulsions de leurs corps ») Cette fascination macabre sera pourtant sa seule échappatoire. Et puis il y a l’arrivée au camps où il sera brutalement séparé de ses parents et placé à l’orphelinat. C’est là que se brisent tous ses rêves et ses espoirs. Son âme d’enfant, son innocence et sa candeur se sont éteintes à jamais. Sa 2nde vie commence.
Un récit à deux facettes
« Little Tulip » est composé de deux histoires qui se découvrent en parallèle et qui se font écho. Plus précisément, ce sont deux facettes d’une même histoire : celle d’un enfant dont la vie a été brisée et qui va se venger en affrontant les meurtriers. D’un côté, on découvre Paul en 1970, un citoyen américain qui aide la police à arrêter les criminels et qui cache les mystérieux tatouages gravés son corps à Yoko, une femme dont il est épris, comme pour cacher une histoire très personnelle. Et de l’autre on découvre son histoire en 1947 au Goulag en URSS, alors qu’il n’avait que 7 ans et qu’il s’appelait encore Pavel.
Les transitions entre les deux sont très fluides et malgré les flashbacks et les histoires différentes, les auteurs arrivent à nous faire garder le fil de l’histoire. Les parallèles entre passé et présent se font presque naturellement et certaines séquences entre les années 50 et 70 étant similaires, elles se répondent en se faisant en écho. C’est une très belle prouesse qui est à souligner car elle participe à la richesse et la force du scénario.
D’ailleurs, dans les échanges qui ont donné naissance à « Little Tulip » entre Jérôme Charyn et François Boucq, c’est ce dernier qui a souhaité que le dessin ait une place centrale dans l’histoire. Il a donc modifié à plusieurs reprises le scénario original de Jérôme Charyn, notamment la fin[1]. Chacun ayant apporté sa touche personnelle, on voit très rapidement que l’alchimie fonctionne parfaitement. Les auteurs nous livrent ici une histoire d’une grande maturité qui mélange des atrocités réelles mises en scène de façon très crue, avec une poésie fantastique, chamanique, qui touche au sacré. Cette 3ème collaboration est une vraie réussite à tous points de vue.
Dessin et Destin
Je n’ai pas lu « La femme du magicien » mais on peut remarquer qu’il y a des inspirations communes entre « Little Tulip » et « Bouche du diable » : la guerre froide et le contexte politique entre l’URSS, les Etats-Unis, l’espionnage, l’enfant orphelin qui sera broyé par le système… et les tatouages[2] qui prennent une place centrale dans « Little Tulip ».
Car c’est par le dessin et le tatouage que tout commence et tout finit.
Le père de Pavel lui a transmis l’amour du dessin, et c’est ce même dessin qui sera à l’origine de l’arrestation de Pavel et de ses parents. C’est grâce au tatouage que Little Tulip sauvera sa peau au milieu des gangs et c’est le tatouage qui jouera un rôle clé dans les meurtres en série de « Bad Santa » plusieurs années plus tard. Toute la vie de Pavel se retrouve tatouée sur sa peau, son corps est tel un livre ouvert pour qui sait le décoder. Et l’apprentissage du tatouage, incrusté dans sa chair de façon indélébile, est un rite initiatique qui fait la transition entre la vie et la mort.
« Il y a quelque chose de magique, de chamanique dans le tatouage. Porter un tigre ou un loup sur sa peau, c’est aussi s’en attribuer la force, les qualités et les faiblesses, c’est un totem […] Paul s’est servi du tatouage pour devenir fort et survivre au meurtre de ses parents. Son père, sa mère il les a littéralement avalés, incorporés. Gravés dans sa chair, ils l’accompagnent au quotidien, le guident et lui apportent leur puissance. [3]«
Dans « Little Tulip », le dessin et le destin sont étroitement liés, tout comme le sont Paul et Azami, la fille de Yoko. Dans la quête de vengeance qui anime les deux personnages, les blessures du passé et les tatouages de l’un nourriront le courage, la détermination et la force de l’autre. Du massacre final, il en sortira un moment de grâce pendant lequel les âmes pourront à nouveau se rejoindre et vivre en paix.
Une nouvelle vie peut commencer.
Informations pratiques
- : Little Tulip
- François Boucq et Jérôme Charyn
- one shot
- : Le Lombard (collection Signé)
- 2014
Notes et références :
[1] Source : Case Mate n°75 (novembre 2014). Dossier « Les fleurs du goulag », par Sonia Déchamps.
[2] Dans « Bouche du diable », le héro rêve d’un tatouage en forme de dragon qui le mènera à un transfuge de l’Est qui lui expliquera que les tatouages servent en fait à crypter des messages : « j’ai l’air de rien, j’ai la couenne truffée de renseignements » (« Bouche du diable », Boucq et Charyn, page 90)
[3] Source : Télérama