A la fois illustrateur pour la jeunesse et dessinateur de bande-dessinée, David Sala adapte « Le joueur d’échecs », un des livres les plus connus de Stefan Zweig. Il tire le meilleur de ses deux activités pour sublimer le roman de l’auteur autrichien et mettre toute la puissance de son graphisme au service du récit.
La partie de trop
Après avoir gagné tous les tournois d’Amérique, Mirko Czentovic, champion du monde d’échecs, embarque sur un paquebot en direction de Buenos Aires pour conquérir l’Argentine. Alors qu’il joue une partie à 250 dollars contre un self-made man américain, un inconnu d’origine autrichienne intervient dans leur partie et, contre toute attente, va réussir à obtenir un pat (match nul) face à Czentovic.
Mis à mal par cet inconnu au passé mystérieux qui se fait appeler « Monsieur B », Czentovic propose une nouvelle partie le lendemain, partie que Monsieur B. acceptera. Mais cette partie replongera le jeune autrichien en 1938 lorsqu’il était emprisonné par les nazis, emmuré pendant des mois dans une chambre sans aucune distraction ni aucune relation avec l’extérieur. Seul un manuel d’échecs qu’il avait réussi à voler dans la poche d’un officier allemand lui avait permis de « s’évader ». Mais si ce manuel lui a permis de s’occuper l’esprit pendant son enfermement, il l’a aussi fait sombrer dans la schizophrénie.
Un huis-clos qui monte en tension
La tension monte tout au long du double récit, avec d’un côté les mois d’emprisonnement de « Monsieur B. » et de l’autre, la partie d’échecs qu’il dispute face au champion du monde. Pour nous faire ressentir cela, l’auteur utilise principalement deux « techniques ».
Tout d’abord les motifs. Qu’ils soient floraux ou purement géométriques, il les utilise savamment dans tout ce qu’ils ont de « vertigineux » : différentes formes répétées à l’infini se retrouvent tour à tour sur le papier peint de sa chambre et de la salle d’interrogatoire de « Monsieur B. » lorsqu’il est emprisonné, sur la moquette feutrée des salons du paquebot et leurs fauteuils en daim, sur les vestons des hommes d’affaires, sur le parquet en bois du pont du bateau… Cette répétition des différents motifs, case après case, page après page, fait écho au quadrillage de l’échiquier et sous-tend visuellement la tension très importante que Stefan Sweig décrit dans le livre.
L’autre technique concerne le découpage des planches et notamment la répétition. Sala utilise plusieurs fois un gaufrier avec des cases de taille identiques, tantôt pour y « enfermer » Monsieur B. dedans et nous montrer son visage et des détails qui le montrent anxieux, tantôt pour montrer des objets qui l’obsèdent et qui, juxtaposés de ci de là, vont jusqu’à le faire disparaître presque entièrement de la planche. Le rythme imposé par la répétition des cases ajoute de la tension au niveau visuel et nous montre la patience et le discernement du jeune autrichien qui sont mise à l’épreuve.
« En mettant douze cases sur une même planche, je pouvais représenter la solitude, le temps qui passe sans avoir recours aux mots. Bien sûr, ceux de Zweig sont magnifiques et inimitables. Mais en BD, je devais m’en passer, raconter par l’image sans recours aux mots. » (David Sala, source)
Cette liberté dans l’utilisation des motifs alliée à la répétition dans la composition des planches est d’une terrible efficacité et vient renforcer l’adaptation du roman au format bande-dessinée.
Une adaptation fidèle du roman
Le travail d’adaptation d’une oeuvre littéraire est toujours une question importante pour un auteur de BD : faut-il coller le plus fidèlement à l’oeuvre d’origine avec le risque de ne rien apporter en utilisant le médium bande-dessinée ? ou prendre l’histoire originale comme point de départ pour s’en éloigner avec une plus grande liberté ? Ici, David Sala est resté très proche de l’oeuvre de Stefan Zweig, il a fidèlement dessiné l’histoire en mettant en dessin les mêmes détails et parfois en empruntant les mêmes mots et le même rythme que le livre. Cependant, il s’est permis un écart sur les décors et les costumes inspirés de l’Art Nouveau et des années 1920 alors que l’histoire se situe dans les années 1940 (source)
Sala travaille en couleur directe sur des planches grand format. Bien que réalisées à l’aquarelle. les gammes chromatiques qu’il utilise sont fortes et pèsent sensiblement sur l’atmosphère qu’il souhaite donner aux planches: tonalités froides, vertes ou bleues pour les intérieurs, couplées avec le rouge sang ou violet soutenu des motifs, le tout en constraste avec la couleur rosée des visages qui semble si fragile. L’ensemble donne des planches magnifiques qui allient la force des ambiances colorées avec le détail des motifs détaillés et omniprésents.
« Le joueur d’échecs » est à la fois une des plus grands romans de la littérature adapté fidèlement en BD par David Sala qui a réussi à apporter sa touche personnelle et en faire ainsi un vrai régal pour les yeux du lecteur.
Informations pratiques
- Le joueur d’échecs
- David Sala
- one shot
- Casterman
- 2018