LE BAR A JOE, José Muñoz et Carlos Sampayo

Les paumés, les oiseaux de nuit, les petites frappes, les gens respectables, les sportifs en fin de carrière, mais aussi les notables, les prostituées, les amoureux de littérature et les gens biens sous tous rapports… Tout ce beau petit monde, à un moment donné, s’est croisé dans le bar à Joe.

Une “cour des miracles” moderne…

Accoudés au comptoir ou assis à une table, le matin, l’après-midi, le soir, la nuit, ils refont le monde, ils règlent leurs compte, ils draguent leur voisine ou parlent littérature et politique… Les opposés s’attirent et se retrouvent ici, au bar à Joe, et ici, tout est possible.

A la fois point de départ et point de chute, le bar à Joe est le creuset d’une mixité sociale, culturelle, économique et politique que Muñoz et Sampayo ont retranscrit dans le New York des années 80 sous le gouvernement de Ronald Reagan. En trame de fond, l’exil, le racisme envers les minorités, la condamnation à mort par injection létale, la guerre entre les Etats-Unis et l’Iran, les grandes réussites industrielles mais aussi le fossé qui se creuse entre les classes sociales et le rêve américain qui prend un coup dans l’aile. Les histoires des différents protagonistes (il n’y a pas de « héros ») ne sont donc qu’un prétexte que les auteurs prennent pour mettre en scène des thèmes qui leur sont chers.

…dans un New York fantasmé

Les histoires sont séparées les unes des autres mais le bar à Joe est le fil conducteur qui les relie. Tous les personnages y sont passés, on les aperçoit dès les premières pages puis on les retrouve quelques histoires plus loin dans le fond d’une case, et après avoir planté le décor, les auteurs tirent les fils et déroulent la bobine de chacune des histoires. Ainsi on voit défiler les aventures de Pépé l’architecte exilé, de Wilcox le tueur à gages et Conrad sa victime, de Moses man le boxeur déchu, d’Ella la jeune photographe et de Mike et Rosa les jeunes amoureux. Tous ces récits se construisent sous nos yeux d’histoire en histoire, et ces personnages vont se croiser dans le bar mais sans forcément se connaître.

« […] entrer dans les vignettes et voir ce qui se perd derrière l’action, ce qui s’y cache, s’il y a des vignettes qui continuent derrière les autres […] »
(Conversations avec Muñoz & Sampayo, éditions Casterman, page 125)

Le titre fait référence à un « Joe », patron du bar en question, mais ce dernier n’est pas un personnage central des histoires car c’est le bar en lui-même qui lui pique la vedette. En étant le principal protagoniste, ce bar et sa faune hétéroclite sont la quintessence de tous les autres bistrots similaires qui perdus au milieu d’une mégalopole, avec tous les mélanges de population et de culture qui les façonnent. C’est d’ailleurs dans un New York fantasmé que les auteurs ont inscrit leur scénario, ils ont certainement transposé un peu de leur Argentine natale dans Big Apple, le jazz ayant remplacé le tango et les combats de boxe les rixes au couteau que Jorge-Luis Borgès décrivait dans ses nouvelles.

« […] nous avons transféré à New York, un endroit mystérieux que nous ne connaissions pas, notre expérience d’une grande ville comme Buenos Aires, mais en pensant à la New York inventée par le cinéma et la littérature. »
(Conversations avec Muñoz & Sampayo, éditions Casterman, page 130)

Un noir et blanc expressionniste

Visuellement, les cases sont très grandes et Muñoz en profite pour étaler son encre noire. Il exploite chaque cm² et les remplit de détails, annotations et commentaires; si bien que la frontière entre les plans est parfois difficile à cerner au premier regard. Mais il suffit de reculer pour que la magie du dessin de Muñoz prenne forme et que son encrage N&B en révèle ainsi la composition. Muñoz et Sampayo inversent très souvent les plans pour mettre en avant leurs thèmes de prédilection et reléguer les protagonistes dans le fond, rajoutant ainsi d’autres couches à l’histoire principale. C’est ainsi que les cases se répondent les unes aux autres tout au long de l’album, faisant des allers/retours incessants pour mieux tisser le récit.

José Muñoz dessine des personnages exubérants, aux expressions très marquées et aux visages tranchés par les lumières crues de la ville. Au fur et à mesure que le bar se remplit, l’album se dévoile et nous montre, page après page, toute la tragédie et la misère humaine qu’il contient. Et s’il y a peu d’espace libre dans les cases, c’est pour bien faire comprendre qu’il n’y aura pas de « happy ending »: mort naturelle de Pépé, assassinat de Conrad, KO fatal pour Moses man, fuite d’Ella après une déception amoureuse et bastonnade de Mike en prison. Ainsi va la vie dans le bar à Joe.

Informations pratiques

  • Le bar à Joe
  • José Muñoz (dessin) et Carlos Sampayo (scénario)
  • 3 tomes
    1. Le bar à Joe, coll. « Les Romans (A SUIVRE) », 1981
    2. Histoires amicales du bar à Joe, coll. « Les Romans (A SUIVRE) », 1987
    3. Dans les bars, coll. « Romans », 2002
  • Casterman
  • 1981

Pour aller plus loin: « La question du réalisme dans le Bar à Joe » (Neuvième Art)

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.
Required fields are marked:*

*