FENETRES SUR RUE, de Pascal Rabaté

Une fois n’est pas coutume, Pascal Rabaté fait des allers retours entre le cinéma et la bande dessinée. En 2010 après avoir adapté « Les petits ruisseaux » au cinéma, il s’inspire de « Fenêtre sur cour » d’Alfred Hitchcock et réalise « Fenêtres sur rue », une histoire sans parole au format original et dont les sources d’inspirations sont multiples.

La collection Noctambule lance les récits « Yin et Yang », une série de livres accordéon (appelés « leporello ») dans lesquels les histoires démarrent d’un côté et se lisent en boucle de l’autre côté, et inversement. Fenêtres sur rue est le premier de ces récits et Pascal Rabaté a choisi comme souvent des scènes de la vie quotidienne pour planter son décor.

La lecture commence du côté des « matinées » : quatre façades d’immeubles, des habitants que l’on observe à travers leurs fenêtres, les jours et les nuits qui se succèdent et un lecteur dont le point de vue unique et immobile le fait passer pour un voyeur. Voici la trame narrative de « Fenêtres sur rue ».

La vie de chacun à la vue de tous

Plusieurs histoires individuelles constituent l’intrigue de « Fenêtres sur rue » : il y a ce pianiste solitaire au 2ème étage de l’immeuble sur la gauche qui compose, boit et fait la fête avec des amis. Il y a cette jeune femme souvent dévêtue à sa droite dans l’immeuble central. Juste en dessous, il y a un couple avec son enfant. Dans l’immeuble de droite, un peintre et son modèle confondent parfois travail et plaisir tandis qu’à l’étage inférieur, une jeune femme cinéphile passe ses jours et ses nuits devant sa télévision. Dans la maison d’à côté, un couple de futurs parents batifole et profite des derniers mois de grossesse tandis qu’au Lavomatic et au bistrot du rez-de-chaussée, les habitués discutent autour d’un ballon de rouge.

Seulement voilà. Au rez-de-chaussée de l’immeuble le plus à droite, un couple discute de plus en plus fort et les esprits s’échauffent. Une violente dispute éclate et sur la page suivante, on ne voit plus personne. La fenêtre est fermée, la lumière éteinte. L’homme réapparaît peu à peu, il regarde sans cesse par la fenêtre et semble être méfiant. Et puis sur la page suivante, des policiers viennent l’arrêter. Arrivé au bout du livre, on le retourne pour passer du côté des « soirées » et là, tout s’éclaire. En pleine nuit, on voit l’homme poignarder sa compagne à l’aide d’un couteau, puis on le voit la déshabiller, l’envelopper dans un grand drap bleu et se débarrasser du corps contre la façade de l’immeuble.

A ce moment-là, on tente de reconstituer la scène du crime. On prend le livre accordéon, on le lit dans un sens puis dans l’autre, on le retourne… En vain. Et puis on s’aperçoit qu’au milieu du décor et de tous ces personnages, il y a une chose qui a l’air de progresser de manière logique, ce sont les ouvriers qui sont en train de repeindre la façade de l’immeuble central depuis leur échafaudage.

Serait-ce un indice ?

Oui. Et pas des moindres. C’est même la clé pour comprendre l’énigme : on déduit le sens de lecture grâce à ces travaux de peinture qui progressent en suivant l’enchaînement des matinées et des soirées. Pour reconstituer la scène de crime, il faut donc lire une première page de matinée, puis retourner le livre et lire la première page de soirée correspondante. Tout devient limpide et le format du livre prend alors tout son sens. On voit ainsi la dispute du couple le matin et l’assassinat la nuit ; puis à nouveau le calme le lendemain matin et la disparition des pièces à conviction la 2nde nuit ; le passage au Lavomatic pour nettoyer les vêtements maculés de sang le matin du 3ème jour et le soir venu, le même homme qui dépose le corps dans la rue, enveloppé dans un drap bleu.

Élémentaire mon cher Rabaté.

Des sources d’inspirations multiples

En plus du titre et de l’idée autour de laquelle se construit l’histoire, les clins d’œil au maître du suspense sont multiples et Pascal Rabaté ne s’en cache pas : avec « Fenêtres sur rue », il voulait faire une sorte d’hommage au cinéma d’Alfred Hitchcock. Ainsi, l’assassinat au couteau fait penser à la fameuse scène de la douche dans « Psychose »; on voit un monsieur à l’allure rondouillarde se balader au milieu des scènes et on sait que le maître du suspense aimait apparaître dans certains de ses plans) ; une femme cinéphile regarde les films d’Hitchcock le matin (on voit des images de « Sueurs froides », « Les oiseaux », « Vertigo »…) alors que le soir, elle préfère les films de Jacques Tati (« Playtime », « Les Vacances de Monsieur Hulot », « Mon oncle »…)

Egalement, quand on regarde les planches de Rabaté, on ne peut s’empêcher de penser au peintre américain Edward Hopper dont Hitchcock s’était inspiré pour certains de ses films[1]. Les tranches de vie que peint Rabaté sont teintées des différentes ambiances chromatiques de la journée et de la nuit. Et cette retranscription est très réussie : ciel nuageux, coucher de soleil en fin de journée, plein soleil ou nuit noire… Les jeux de lumière sont omniprésents, Rabaté a réussi à capter à chaque fois un instant particulier car aucune journée ni aucune nuit ne se ressemblent. La peinture à l’acrylique (qui a été très fidèlement retranscrite à l’impression papier) a permis à Rabaté d’appliquer différentes couches de couleur pour arriver à trouver la bonne tonalité et les contrastes propres à chaque scène.

Les attitudes des personnages sont elles aussi, très réussies. L’histoire étant dénuée de dialogues, on se focalise beaucoup plus sur leur posture et leur gestuelle. On se surprend à entrer dans leur intimité pour essayer de mieux comprendre leur psychologie. Ainsi le pianiste qui regarde par la fenêtre, avec un léger déhanchement et la main droite dans la poche, a l’air perdu dans ses pensées et cherche l’inspiration. Les différentes poses de la jeune femme qui est souvent dévêtue nous font comprendre qu’elle s’ennuie terriblement pendant que son mari travaille. A l’inverse, les gestes du jeune couple l’un envers l’autre transpirent d’amour et d’attention l’un envers l’autre. Cette gestuelle est empruntée au cinéma muet mais aussi au théâtre, et le théâtre se retrouve aussi dans le décor, vue de face et totalement plat. D’ailleurs, quand on feuillette le livre, on voit les différents protagonistes à travers leurs fenêtres, alors que sur la couverture du livre, on voit l’envers du décor, c’est-à-dire les acteurs qui attendent leur tour et les spectateurs assis dans la salle en train d’attendre le début de la représentation.

A la croisée des chemins

« Fenêtres sur rue » est surprenant à plusieurs égards, car derrière son apparente simplicité, c’est une histoire qui est plus complexe qu’elle n’y parait :

  • c’est une histoire qui prend la forme d’une bande dessinée mais qui ne contient ni cases ni dialogue ;
  • c’est une histoire qui fait référence au cinéma mais qui est peinte comme un tableau et qui se déroule dans décor de théâtre ;
  • c’est une histoire qui s’observe d’un point de vue unique mais qui donne à voir différents points de vue sur les personnages.

Située à la croisée des chemins, « Fenêtres sur rue » est une histoire très réussie et une déclaration d’amour à toutes ces formes d’arts qui ont inspiré Pascal Rabaté. Tout cela méritait bien une forme spécifique et on en redemande. La pièce est finie, le public est conquis. Le rideau se relève une dernière fois, c’est le moment de saluer l’auteur et d’applaudir les acteurs.

 


Note et référence
[1] Alfred Hitchcock a utilisé « La Maison près de la voie ferrée » (1925) comme modèle pour la demeure de « Psychose » (1960), l’édifice plongé dans l’ombre dégageant un sentiment de mystère. La scène du tableau « Fenêtres la nuit » (1928), montrant la façade d’un appartement où l’on aperçoit une femme en petite tenue, évoque « Fenêtre sur cour » (1954) et « Pas de printemps pour Marnie » (1964), « Bureau la nuit » (1940), où l’on voit une secrétaire classant ses dossiers près de son patron qui lit son journal sans regards ni paroles échangées – sur le thème de l’incommunicabilité (source : Wikipedia)

Informations pratiques

Fenêtres sur rue, de Pascal Rabaté

  • : Fenêtres sur rue
  • Pascal Rabaté
  • one shot
  • Soleil (collection Noctambule)
  • 2013

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