Disparu en 2012, le dessinateur italien Sergio Toppi laisse derrière lui une œuvre graphique empreinte de magie, de fantastique et de merveilleux. « Sharaz-De », une de ses plus belles réussites, fait partie de ces histoires d’un autre temps et nous plonge dans des terres aux parfums d’Orient et dans lesquelles Toppi laisse exprimer tout son talent.
Alors que le Roi Shahzaman s’apprêtait à rendre visite à son frère, le Roi Shahriyar, il surprend sa femme en plein adultère. Fou de colère, il leur fait couper la tête à tous les deux et se rend chez son frère. Anéanti de tristesse, il ne dit rien à ce dernier mais surprend sa belle-sœur dans les bras d’un serviteur. La Reine et le serviteur subiront le même sort. Trompés tous les deux, les frères sont aussi malheureux l’un que l’autre mais Shahriyar décide de se venger. Ainsi tous les soirs, on lui apportera une jeune femme qui passera la nuit avec lui et qui sera décapitée dès les premiers rayons du soleil.
Jusqu’au jour ou une jeune femme, Sharaz-De, se rend d’elle-même au Palais au chevet du Roi. Elle lui raconte des histoires si magiques et si envoutantes qu’il la laisse en vie mais à condition qu’elle continue la nuit suivante. Ainsi, toutes les nuits elle joue ainsi sa vie en racontant une nouvelle histoire et se sacrifie pour arrêter le massacre de jeunes femmes innocentes.
Raconter des histoires comme punition éternelle
Adultère, trahison, vengeance, lâcheté, jalousie… Tout ce qui fonde la condition humaine est concentrée dans ces histoires. Et même si « Sharaz-De » emprunte quelques éléments aux contes des « Mille et une nuits », il n’en constitue pas une adaptation. « Sharaz-De » est une œuvre qui puise son inspiration dans ces légendes anciennes mais qui s’en détache, ne serait-ce que par rapport à l’espace temps utilisé par Toppi. En prenant comme exemple Pasolini et son film « Œdipe Roi », il dit [1] :
« Il n’avait pas réalisé une tragédie grecque classique, c’était une tragédie hors du temps ou plutôt en des temps très anciens. J’avais beaucoup apprécié cette manière de rendre la sensation d’un temps particulièrement lointain, archaïque. Et c’est quelque chose de cet ordre que j’ai voulu réaliser avec Sharaz-De, je n’ai pas voulu faire d’histoires orientalisantes. »
Toppi arrive à transposer l’essence des contes des « Mille et une nuits » dans on univers minéral et hiératique très personnel pour donner naissance à une œuvre très singulière.
A partir du moment où Sharaz-De est entrée dans le récit, c’est la même trame qui se répète, histoire après histoire. A chaque chapitre, la dernière phrase est toujours la même (« et c’est ce qu’il advint »). C’est immuable, comme si tout était écrit d’avance. Ce sont les Femmes qui ont fauté, elles doivent alors subir la vengeance des Hommes. Sharaz-De sera épargnée et continuera à raconter des histoires anciennes au Roi. Elle va sacrifier sa vie pour sauver toutes les autres femmes. Telle sera sa punition éternelle.
De nouvelles règles, de nouveaux codes
Composé de 11 histoires courtes (8 dans le premier volume et 3 dans le second), « Sharaz-De » est entièrement dessiné en N&B sauf « J’ai attendu mille ans » qui est en couleur. Mais ce qui frappe, au-delà du dessin puissant et acéré, au-delà de la maîtrise et des détails du N&B ou des éclats de la couleur, c’est la composition. Parfois, il n’y a plus de sens de lecture prédéfini par une structure imposée. Parfois, il n’a plus de cases bien alignées les unes à la suite des autres. Tout a volé en éclats. Toppi nous impose un sens et un rythme de lecture. Il alterne les éléments au 1er et au 2nd plan, il joue avec la taille et la superposition des personnages, il contraste l’ensemble avec des zones assombries par des hachures et des grands aplats de lumière. Les indices de lecture structurels (les cases, leur nombre, leur position) sont devenus inutiles. Les notions d’espace (la page) et de temps (le rythme) sont imposées par la composition elle-même [2].
« Pour moi, la rupture de la représentation classique avec sa succession de plans ordonnés permettait d’ajouter une plus grande force expressive. Jouer sur l’échelle, par exemple en représentant graphiquement un personnage important avec une taille démesurée et en dessinant tout petit un personnage de rang inférieur, permet en un coup d’oeil de matérialiser sur le papier avec un maximum d’efficacité le statut social, ou d’exalter les sentiments des protagonistes. Et cela me permet de faire des compositions, des jeux graphiques qui sortent de l’ordinaire. »
« Sharaz-De » est une œuvre graphique et narrative qui fait exploser les codes traditionnels de la bande dessinée. Lorsque l’on sait qu’il y a 20 ans d’écart entre certaines des histoires qui composent ces 2 volumes, on se rend mieux compte de la vision avant-gardiste qu’avait Sergio Toppi.
A noter qu’une version intégrale de Sharaz-De est prévue pour Octobre 2013 chez Mosquito. Une bonne excuse pour découvrir cette BD ou cet auteur.
Notes et références
[1] source : « Toppi, une monographie » (Editions Mosquito, 2007)
[2] Source : interview sur le site des éditions Mosquito
Informations pratiques
- : Sharaz-De
- Sergio Toppi
- Sharaz-De (2 volumes)
- :Mosquito
- les 2 volumes ont été édités en 2005
Pour en savoir plus sur Sergio Toppi, visitez le site des éditions Mosquito.