Après « Une vie Chinoise », Li Kunwu revient avec « Les pieds bandés », un témoignage émouvant et autobiographique sur une vieille tradition infligée à des millions de femmes.
Les traditions se transmettent de génération en génération jusqu’à ce que des événements importants viennent les bouleverser. Chunxiu, petite fille modeste originaire de la région du Yunnan, va en faire la terrible expérience au début du XXème siècle.
Pour mettre toutes les chances de son côté, lui assurer un mariage réussi et une vie prospère, les parents de Chunxiu, 6 ans, vont lui faire bander les pieds comme le veut la tradition depuis plus de mille ans. Infligée à la plupart des petites filles à cette époque, cette atroce mutilation va s’arrêter brutalement à la naissance de la République de Chine. En 1912, ces « pratiques féodales » sont interdites par le gouvernement et les nouvelles réformes balaient la tradition. La vie de Chunxiu va alors basculer et ses rêves de concubine voler en éclat. Obligée de quitter son village, elle sera violée et partira vivre seule, laissant son compagnon et son passé derrière elle.
Quarante cinq ans plus tard, en 1959, le destin de Chunxiu va croiser celui Li Kunwu. A 63 ans, elle va devenir la nounou de l‘auteur et de sa petite sœur. « Nanie » comme ils l’appellent, va les élever, les amener sur les terres de son enfance et leur raconter des légendes d’autrefois. Mais une fois encore, les réformes vont la rattraper : le père de Li Kunwu est accusé d’avoir « caché un élément de la classe opposée » et une fois de plus, Chunxiu devra s’enfuir pour protéger ceux qu’elle aime.
Souffrir en silence
« Les pieds bandés » est une histoire de souffrance et d’acceptation de son destin dans un pays et une époque ou le collectif est plus important que l’individu. Et derrière l’histoire de « Nanie », Li Kunwu retrace la vie malheureusement ordinaire de millions d’autres femmes qui ont souffert en silence de la tradition.
Il décrit la vie brisée de Chunxiu avec sincérité et empathie, en mêlant intelligemment autobiographie et témoignage. Car l’histoire de Chunxiu est aussi un peu la sienne : étant enfant, il a vécu des moments importants avec elle, il l’a en quelque sorte « adopté », à tel point que l’annonce de sa mort lui fait de la peine, même 10 ans après.
Chunxiu est née trop tard pour devenir une concubine aimée et respectée, et trop tôt pour éviter les représailles liées à l’interdiction de cette tradition. De la tradition, elle n’a hérité que la souffrance et le malheur. Et au fil des pages, on s’attache tout comme lui, à ce petit bout de femme qui a eu le malheur de vivre à une période charnière de l’histoire de la Chine, qui a souffert et qui a fuit par deux fois pour protéger ceux qu’elle aime.
Un style graphique très expressif
Avec un passé de dessinateur de BD de propagande, Li Kunwu pourrait avoir un style lisse et passe-partout. Fort heureusement ce n’est pas le cas, et son dessin expressionniste en noir et blanc ne devrait pas laisser indifférent. Le trait est vif, la plume tranchante, et les sentiments des personnages se lisent sur leurs visages expressifs.
Lorsque Chunxiu se fait bander les pieds, on ressent la froideur de l’instant qui précède la mutilation. Cadrages très serrés, gestes brusques et secs. Et d’un coup, les mains de la femme qui pratique le bandage se font arme. On souffre avec la pauvre Chunxiu quand elle a les os fracturés, et la violence de la scène se ressent dans le dessin de Li Kunwu.
A l’inverse, son dessin se prête aussi à des représentations des scènes de la vie quotidienne sur les marchés comme les vendeurs de riz soufflé, l’écrivain public qui rédige un courrier pour un de ses clients ou les hommes qui boivent le thé… Dans ces passages plutôt bucoliques, la mise en scène est moins théâtrale. On ressent bien la tranquillité, le bonheur de vivre qui se dégage et aussi l’affection que l’auteur porte à ces gens modestes.
Un témoignage émouvant
« Les pieds bandés » est d’aussi bonne facture, sinon mieux, que « Une vie chinoise », la précédente histoire de Li Kunwu réalisée avec Philippe Otié.
C’est en quelque sorte un « devoir de mémoire » envers toutes ces femmes qui ont souffert dans l’indifférence. C’est une histoire à la fois tragique, touchante et sincère. Mais c’est aussi et surtout un remerciement éternel envers une femme qui a marqué à jamais la vie d’un enfant et qui la remercie aujourd’hui, à sa manière.
Informations pratiques
- : Les pieds bandés
- Li Kunwu
- one shot
- : Kana
- 2013
Li Kunwu sera en dédicace à Paris à l’occasion du Salon du Livre 2013.