Après 2 ans et 1/2 de travail, Jorge Gonzalez revient avec « Chère Patagonie », un album dont le scénario a été écrit à plusieurs mains[1] et qui balaie plus de 120 ans d’histoire à travers la vie d’une famille de colons.
Terre de feu, 1888. Les autochtones arrivent en territoire austral. Peu de temps après, une famille d’origine allemande va s’installer dans un petit village et ouvrir une échoppe. Au fil des pages, on va suivre la vie de cette famille sur plusieurs générations, depuis le développement du village et la « cohabitation » avec les indigènes, jusqu’à la naissance de leur enfant et son émancipation à Buenos Aires, où le hasard va lui réserver des rencontres inattendues.
A travers ces tranches de vies, Jorge Gonzalez retrace certains événements qui ont marqué l’Histoire de la Patagonie : l’arrivée des colons, l’esclavage des Indiens et leur trafic vers l’Europe, le commerce de la laine, les massacres et la répression militaire, le conflit des terres Mapuche…
Sa vision très personnelle de la Patagonie, qui mélange fiction et réalité, histoire individuelle et collective, permet tous les scénarios possibles.
« Pour les Argentins eux-mêmes, la Patagonie est un endroit mystérieux, source d’une multitude de contes et de légendes où l’on retrouve les premiers immigrants européens, le massacre des Indiens, mais aussi des nazis qui seraient venus en Patagonie par des sous-marins. J’ai un peu mélangé toutes les légendes de cette région qui courent depuis une centaine d’années[2]. »
Un pays perdu entre le vent et le silence
La Patagonie est une terre lointaine, sauvage et brute, inondée par une brume épaisse et un vent incessant. Dès les premières pages, le ton est donné. Gonzalez dessine un territoire immense et silencieux au climat rude et sans concession. A chaque page, la nature reprend ses droits à tel point que Jorge Gonzalez vient la traiter comme un personnage à part entière qui rythme le récit et s’impose au lecteur par sa présence continue.
Les paysages de Jorge Gonzalez font écho à ceux de Caspar David Friedrich, William Turner et au travail de Mark Rothko. Ils sont un subtil mélange entre immensité de la nature, évanescence de l’instant et abstraction du motif. En mixant des techniques traditionnelles (crayon à papier, fusain, cire, pastels gras, aquarelle) et du numérique (avec notamment Photoshop pour fusionner le N&B et la couleur), Jorge Gonzalez obtient des atmosphères propices à l’introspection.
Et le résultat touche au sublime.
Un rapport au temps et à la mémoire
Tout au long de l’histoire, les personnages vieillissent, leurs enfants grandissent, et d’un chapitre à l’autre, vingt ans peuvent s’écouler. Bien qu’il n’y ait pas de narrateur et malgré ces sauts dans le temps, on arrive à se repérer dans les histoires des uns et des autres. Ce rapport au temps qui est instauré dans les chapitres qui ponctuent le récit, se trouve d’un seul coup dilué dans l’atmosphère vaporeuse des grandes plaines qui s’étalent sur des double-pages et dans lesquelles on est totalement happé. Le temps semble être suspendu, laissant les hommes face à face avec leur histoire et leur ancêtres.
A l’inverse, Gonzalez utilise parfois des compositions dans lesquelles plusieurs histoires se déroulent en même temps, avec chacune son propre espace et son propre rythme, comme pour contrebalancer le récit et donner à l’histoire une vraie respiration.
Une quête d’identité
« Chère Patagonie », c’est une quête identitaire, celle d’un pays qui ne sait plus trop qui il est. Habitée par des indigènes qui ont été colonisés, la Patagonie est une terre de mixité. Le métissage coule dans ses veines mais la « conquête du désert » [3] s’est imposée par la force et a laissé des cicatrices profondes qui sont encore à vif dans l’histoire récente de ce pays. Et pour mieux savoir d’où elles viennent, les jeunes générations ressentent parfois le besoin de se reconnecter avec l’histoire de leurs ancêtres.
Derrière cette histoire collective, il y a évidemment une histoire individuelle, celle de Jorge Gonzalez qui, même s’il a quitté de son plein gré son pays d’origine- l’Argentine – depuis plus de 18 ans, il est comme beaucoup d’exilés, un peu « déraciné ».
« Il m’est impossible de ne pas ressentir, de ne pas réfléchir au lieu que j’ai quitté, à la vie que je ne vivrai jamais, du moins au quotidien. Résider dans un autre pays m’a, bien sûr, placé dans le rôle du spectateur vis-à-vis de mes racines et des racines des miens, et soudain je me suis vu fouiller là-dedans, à questionner mes vides[4]. »
Et pour « questionner ses vides » et renouer avec ses origines, Gonzalez dessine. Les plaines de la pampa tout d’abord, mais surtout ses propres paysages intérieurs, enfouis parmi les souvenirs et les doutes d’un homme qui se cherche et qui ne veut pas oublier d’où il vient.
Une histoire monde, un album fleuve
« Chère Patagonie » se raconte difficilement. Pour bien saisir son universalité, il faut se laisser aller au tourbillon de l’histoire et s’imprégner de chaque instant, plonger dans chaque case et observer le dessin de Gonzalez s’enfoncer dans le brouillard de la pampa pour ressortir dans les rues agitées de Buenos Aires.
Il faut lire et relire cet album comme on relit les meilleurs œuvres littéraires. La filiation avec la littérature sud-américaine est d’ailleurs évidente et méritée. « Chère Patagonie » est à la bande-dessinée européenne ce que « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez est à la littérature hispano-américaine : un roman graphique universel, un petit chef d’œuvre du 9ème Art.
Notes et références
[1] Certains épisodes ont été écrits par Altuna, Hernan Gonzàlez ou encore Alejandro Aguado.
[2] Source : ActuaBD (« Je suis autant un citoyen qu’un artiste« )
[3] C’est ainsi que les colons appelaient la campagne de domination de la Patagonie. Source : Wikipedia
[4] Source : interview de Jorge Gonzalez sur France 3 Pays de la Loire.
Informations pratiques
- : Chère Patagonie
- Jorge Gonzalez
- one shot
- : Dupuis (Aire Libre)
- 2012
Pour en savoir plus sur Jorge Gonzalez : http://www.jorgeilustra.com
Merci beaucoup!!!
Trés trés classe.
Un must have