Pierre-Henry Gomont a adapté « Pereira prétend », un des romans les plus connus (sinon le plus connu) d’Antonio Tabucchi. C’est le 3ème album de l’auteur publié aux éditions Sarbacane.
Je crois que tu ne t’en rends pas compte…
1938. Quelques années après la mise en place de l’Estado novo (« l’Etat nouveau »), Salazar domine le Portugal. La presse indépendante est interdite, et les oppositions politiques sont réprimées. La police politique mise en place par le dictateur traque, espionne, et fait régner une terreur insidieuse.
Pereira travaille au Lisboa, un journal catholique sous le joug du pouvoir et dans lequel il est responsable de la page culturelle. Un matin, il tombe par hasard sur l’article d’un certain Monteiro Rossi dont la réflexion sur la mort l’interpelle. Il décide de le rencontrer et de lui confier la rédaction de nécrologies anticipées d’écrivains célèbres. Mais pas n’importe lesquels : des écrivains soumis à la dictature Salazariste.
Pereira est un bonhomme sans histoires. Il ne fait pas de bruit et reste dans l’ombre, mais sa rencontre avec le jeune Monteiro et sa compagne Marta va changer le cours de sa vie. Dans le contexte politique de l’époque, les nécrologies qu’il reçoit de la part de Rossi sont subversives et donc impubliables. Mais elles interpellent Pereira. Au fur et à mesure, chaque nouvelle nécrologie le fait douter : aurait-il eu tort depuis toutes ces années ? Serait-il aveugle par rapport à la situation politique du pays ? Ces deux jeunes épris de démocratie et de liberté n’auraient-ils pas raison finalement ?
Un soir, Monteiro demande à Pereira de cacher son cousin qui combat auprès des républicains espagnols. En acceptant, les ennuis vont s’accumuler mais Pereira vient de sortir, sans en avoir conscience, de la léthargie dans laquelle il s’était installé depuis bien trop longtemps. Il s’engage, il prend des risques : il redevient vivant.
La fin est, on s’en doute, tragique, mais c’est un autre Pereira, déterminé et engagé, qui, grâce à l’écriture, dénoncera les enlèvements, les crimes et les tortures qui se passent à Lisbonne et un peu partout dans le pays.
…mais tu es en train de revenir doucement à la vie
Tiré du roman, le scénario est évidemment très bien échafaudé. Les différentes étapes de l’histoire construisent peu à peu le récit et même si on ne comprend pas de suite l’intérêt de les raconter, c’est dans les dernières pages que tout s’emboîte parfaitement. Ces séquences illustrent aussi les changements qui opèrent dans la tête de Pereira : sa prise de conscience et son engagement politique, se feront au détriment de sa vie sclérosée et sans intérêts.
« Il s’agit moins d’un roman ‘engagé’ que d’un roman sur l’engagement et le désengagement – politique : qu’est-ce qu’être neutre dans un régime autoritaire ? » [1]
Effectivement, Tabucchi le dit lui-même :
« C’est une lecture politique de mon roman qui est responsable de son succès. Pereira prétend est arrivé au bon moment. Sans que je l’aie prévu. Il est sorti en janvier 1994, trois mois avant les élections qui ont vu la victoire de Berlusconi et de sa droite douteuse, typiquement italienne. Beaucoup de gens se sont reconnus dans le personnage et l’époque. Ils ont découvert dans l’air qu’ils respirent aujourd’hui quelque chose qui ressemble aux années 40, celles des Salazar, Franco, Mussolini et Hitler. Surtout, ils ont perçu le livre comme l’histoire d’une mort et d’une renaissance civique dans un environnement nationaliste, xénophobe et raciste. Et Pereira est devenu le symbole, le porte-drapeau de tous les opposants, de tous les résistants à cette droite berlusconienne. »[2]
La chaleur et les couleurs lisboètes
Pereira est un personnage attachant. Grand et ventru, sa fine moustache lui donne un côté distingué. Veuf et sans enfant, il vit seul et s’est peu à peu laissé emporter par la vie. Il discute avec sa femme bien qu’elle soit morte il y a plusieurs années. Et puis il y a ces petits personnages, ces petites voix qui n’existent pas dans le roman mais que Pierre-Henry Gomont a crée pour décrire les états d’âme et les réflexions, parfois contradictoires, de Pereira. Cette « confédération des âmes » (c’est l’explication scientifique du Docteur Cardoso) ponctue ce qui se passe dans les cases et apportent un 2nd degré et souvent beaucoup d’humour.
Le travail graphique de Pierre-Henry Gomont est, je trouve, remarquable. Le dessin est vigoureux, le découpage fluide, et il retranscrit parfaitement les différentes ambiances de la journée grâce aux couleurs. Posées par aplats, elles sont franches comme le soleil portugais. Le ciel bleu et les rouge et ocre sur les bâtiments pour la chaleur assommante de Lisbonne, et différents verts pour les soirées rafraîchissantes dans les parcs ou sur les miradors qui surplombent la ville aux sept collines.
« L’air de Lisbonne est particulier, très pur. La lumière y est droite, nette, très différente des lumières diffractées que j’ai vues en Inde pour ‘Rouge Karma’ […] J’ai essayé diverses techniques, dont la gouache, mais cela manquait de vivacité. A force d’expérimenter, j’en suis arrivé à cette technique, dont le principe est proche de la sérigraphie. » [3]
Le « Pereira prétend » de Pierre-Henry Gomont est une très belle lecture qui, en plus de vous faire passer un bon moment en découvrant cette histoire magnifiquement mise en image, vous permet de faire connaissance avec un des plus grands écrivains italiens contemporains, Antonio Tabucchi. Deux excellentes raisons pour (re)lire « Pereira prétend ».
Informations pratiques
- Pereira prétend
- Pierre-Henry Gomont (adaptation du roman d’Antonio Tabucchi)
- one shot
- Sarbacane
- 2016
Notes et références :
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