LE RAPPORT DE BRODECK, de Manu Larcenet

Après les 4 tomes de « Blast », Manu Larcenet s’est lancé dans l’adaptation du roman de Philippe Claudel, « Le rapport de Brodeck », paru en 2007. Une histoire en deux tomes, sombre et tragique, et toujours magistralement dessinée.

Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien

Quand les allemands sont arrivés au village, Brodeck a été dénoncé par les habitants. Il habitait ici depuis de nombreuses années mais il restait malgré tout un étranger. Alors qu’il est déporté dans les camps de travail, sa femme, Emélia, reste seule au village. Brutalisée et violée, elle assistera, impuissante, à l’assassinat de trois jeunes femmes par des soldats allemands.

Mais la guerre est finie et Brodeck, rescapé des camps, revient au village. Alors que tous le croyaient mort, il s’installe dans la forêt et sera longuement soigné par Fédorine, la vieille dame qui l’avait recueilli lorsqu’il était enfant. Il retrouve sa femme, enfermée dans le silence depuis qu’elle a assisté aux horreurs commises par les gens du village, puis il apprend qu’il a une fille, et même si elle est née de la haine et de l’horreur, Brodeck l’aimera du plus profond de son cœur.

C’est alors qu’un étranger au nom inconnu et aux mœurs différentes, arrive au village. Il ne parle, ne se comporte ni ne s’habille comme les gens du village. Il s’installe pour plusieurs semaines et devient rapidement l’objet de toutes les discussions tant il est différent. Très discret et peu bavard, il dérange autant qu’il intrigue et les villageois le surnomment « l’anderer ». « L’autre ». Celui que l’on ne nomme pas et que l’on regarde avec méfiance.

Au bout de plusieurs semaines, pour les remercier les habitants de leur accueil au sein du village, l’anderer leur montre tous les croquis, les peintures, les dessins qu’il a faits lors de ses balades dans le village et aux alentours. Les portraits sont nombreux, pas forcément très réalistes, mais ils font peur aux habitants, car ils agissent comme des miroirs qui réfléchissent tout leur passé, toute leur cruauté. Si l’anderer a pu les dessiner de façon aussi juste, s’il a réussi à capter ce qu’ils avaient enfoui au plus profond d’eux-mêmes, c’est qu’il a peut-être vu la vérité au fond de leur âme. Peut-être sait-il ce qui s’est passé dans ce village il y a plusieurs années…

En les dessinant, sans le savoir, l’anderer vient de signer son arrêt de mort. Effrayés par ce qu’ils ont vu dans ces portraits, les villageois décident de le tuer. Tous, sauf Brodeck, sont complices de ce meurtre, de « l’ereigniës ». « La chose qui s’est passée » mais dont on ne parle pas. C’est à ce moment qu’ils demandent à Brodeck, entré dans l’auberge pour chercher du beurre, de décrire ce qui s’est passé. Contraint et forcé, Brodeck accepte. Il rédigera un rapport.

La lâcheté d’un village assassin

L’anderer n’a rien fait, n’a rien demandé. C’est un artiste. Il peint, dessine, se promène, observe. Il a des manières et une culture qui dérangent les villageois.

Brodeck n’a rien fait, n’a rien demandé. C’est un survivant. Il travaille, s’occupe de sa famille, observe la nature. Il regarde au-delà des choses et pose un regard sur le monde qui dérange les villageois.

Tous deux sont des étrangers, des « femders » : l’un parce qu’il a vu les villageois tels qu’ils sont, l’autre parce qu’il les décrit tels qu’ils agissent. En les dessinant, l’un a révélé la noirceur de leur âme. En écrivant, l’autre leur donne une chance de se faire pardonner et d’oublier l’horreur de leurs actes. Mais au fond, l’anderer et Brodeck ne font qu’un. Ils sont la même victime. Ils sont le mouton noir dont le troupeau veut se débarrasser.

« Je suis le berger Brodeck, le troupeau compte sur moi pour éloigner tous les dangers… Et de tous les dangers, celui de la mémoire est un des plus terribles… Tu le sais, toi qui te souviens si parfaitement de tout… Toi qui te souviens trop. Les hommes ont besoin d’oublier, Brodeck. »

Un noir & blanc sans concession

Les 5 premières pages du « Rapport de Brodeck » sont décisives. La nuit, la neige, la solitude. Sans bruit, sans texte. Et puis l’auberge, avec les villageois qui ont encore le gout du sang dans la bouche lorsque Brodeck arrive. « Tu vas raconter l’histoire, tu seras le scribe. » Et puis ces visages, sombres, immobiles, maléfiques. « Il faut que ceux qui liront ton rapport comprennent et pardonnent ». Et puis les 9 pages suivantes avec la fuite, elle aussi plongée dans le silence. La tension est palpable, la menace est là, tout autour de lui. Le noir et blanc tranchant et dur comme la glace est édifiant. L’ambiance est posée, sombre et magistrale.

La neige que l’on voit tomber dans ces montagnes dont on ne connait pas le nom, est semblable à celle, mortelle, de « L’Eternaute » d’Alberto Breccia. Le noir et blanc est oppressant, taillé comme la lame des couteaux qui ont servi à tuer l’anderer. Les paysages sont majestueux et ramènent l’homme à sa piètre condition. Larcenet alterne la répétition de cases et les visages des personnages en gros plan avec le silence de la nature, comme pour accentuer la cruauté de l’un et la beauté sublime de l’autre.

Avec « Le rapport de Brodeck », Manu Larcenet ne s’est pas soucié du texte. Il s’est appuyé sur celui de Philippe Claudel et a pu se concentrer exclusivement sur le dessin, ce qui lui a très bien réussi. Grâce à son dessin sans concession, ses cadrages, ses silences, il livre une histoire à la fois sombre et sublime. Chargée de haine, de tragédie, d’injustice et de peur, elle finit, malgré tout, pleine d’espoir.

Informations pratiques

  • : Le rapport de Brodeck (adaptation du roman de Philippe Claudel)
  • Manu Larcenet
  • 2 tomes (« L’autre » et « L’indicible »)
  • Dargaud
  • 2015 et 2016

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